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La Russie pourra-t-elle créer un nouvel ordre mondial du sport ?
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Désormais exclue des grandes compétitions sportives internationales, la Russie cherche à autonomiser le sport national afin de répondre aux sanctions occidentales.

Dès le lendemain de l’annonce de l’exclusion de la Russie des Jeux paralympiques de Pékin, le 5 mars 2022, les autorités russes réagissent et décident d’organiser une compétition sportive parallèle dans la ville de Khanty-Mansiïsk, en Sibérie occidentale : « Nous sommes ensemble : sport » (EN).

Le vice-premier ministre de la Fédération de Russie, Dmitri Chernychenko, charge le ministère des Sports et le ministère des Finances, ainsi que la mairie de Khanty-Mansiïsk, de mettre en œuvre au plus vite ces Jeux paralympiques alternatifs avec le concours de l’Arménie, du Tadjikistan, du Kazakhstan et de la Biélorussie, alliés du régime russe.

L’objectif, selon le ministre des Sports, Oleg Matytsine, est de montrer que la Russie est « une puissance sportive forte et autosuffisante ». Au sein de la population russe, une blague circule alors : « Pékin a préparé ses Jeux paralympiques en sept ans, Khanty-Mansiïsk a préparé les siens en sept jours ».

La compétition se déroule durant quatre jours, du 17 au 20 mars. Les athlètes russes la remportent au classement des médailles face aux quatre autres États participants. Dans la foulée, le vice-ministre des Sports, Odes Baisultanov, précise la vision russe (EN) : « Nous devons développer un projet national, nous devons développer notre sport, y compris à travers les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, et Afrique du Sud) et l’Organisation de coopération de Shanghaï, afin que nous puissions organiser des compétitions internationales. »

S’il est passé relativement inaperçu en Occident, cet événement marque pourtant d’une pierre blanche le renouveau de la stratégie russe dite de la « forteresse assiégée ». L’objectif est triple. Il s’agit d’autonomiser au maximum le sport russe afin de répondre aux sanctions occidentales ; de rétablir la confiance des athlètes russes en leur État ; et de créer un nouvel ordre mondial du sport en s’appuyant sur les pays alliés de la Russie.

Un système sportif à terre en quête de solutions

À l’échelle nationale, l’enjeu est plus important qu’il n’y paraît. En effet, le système politico-économico-sportif – la Sportokratura – construit par Vladimir Poutine depuis 22 ans est mis à mal. Avec le concours des politiques, oligarques et athlètes russes de haut niveau, il avait pour ambition de faire de la Russie l’une des principales puissances sportives de la planète et un outil patriotique de contrôle social. Aujourd’hui, il est le symbole d’un pays devenu paria.

S’il est difficile de savoir (EN) à quel point la population russe soutient réellement ce que le Kremlin qualifie d’« opération militaire spéciale », certains signes montrent que les athlètes russes semblent tiraillés entre leur attachement au sport mondial « classique » et l’isolat russe qui pourrait potentiellement mettre un arrêt définitif à leur carrière.

En effet, les sportifs russes de haut niveau représentent un enjeu primordial pour le pouvoir. Habituellement rangés derrière le Kremlin, ils sont vus comme des outils de propagande destinés à valoriser le modèle russe dans le monde entier et à influencer l’opinion publique nationale. En d’autres termes, à l’instar des héros du sport de l’URSS, ils doivent supporter le régime quoi qu’il en coûte.

Or, dans la foulée de l’invasion russe en Ukraine, une dizaine d’entre eux ont élevé la voix sur les réseaux sociaux pour dénoncer la guerre (ou au moins, pour exprimer leur attachement à la paix), dont les célèbres tennismen Daniil Medvedev et Andreï Rublev, ou encore le footballeur international Fedor Smolov.

Face à cette réaction en chaîne sans précédent à l’ère post-soviétique en Russie, le pouvoir a vite réagi. Pour le Kremlin, remporter la bataille de l’opinion publique passe par l’utilisation de ses athlètes.

Ainsi, vendredi 18 mars, de nombreux médaillés olympiques (EN) ont participé au meeting « Pour un monde sans nazisme ! Pour la Russie ! Pour le Président ! » dans le stade Loujniki de Moscou. Tout sauf un hasard, c’est le célèbre commentateur sportif Dmitri Gouberniev qui a été le Monsieur Loyal de cet événement tenu en présence de 100 000 spectateurs et diffusé en quasi direct (EN) à la télévision. Gouberniev n’hésita pas à déclarer à propos des sportifs russes : « Il existe ce genre de profession : défendre la patrie. » Un slogan issu d’un film patriotique soviétique de 1971, largement repris depuis par l’armée soviétique puis russe, et dont l’utilisation concernant les athlètes montre la dimension militaire qui a été attribuée au monde du sport sous Vladimir Poutine.

Enfin, la deuxième édition de la Coupe Pervy Kanal de patinage artistique a été avancée du 25 au 27 mars à Saransk pour coïncider avec les Championnats du monde 2022, dont les Russes et Biélorusses ont été exclus. À nouveau, l’objectif était de réunir la population et les athlètes russes autour du drapeau pour éviter leur défection potentielle. Signe de l’importance de l’événement, la star Kamila Valieva et la championne olympique de Pékin Anna Chtcherbakova étaient présentes pour envoyer un message fort à la fois à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. Cette fois, l’organisation est uniquement russe, mais les prestations sont de niveau mondial.

Quel nouvel ordre mondial du sport pour le pouvoir russe ?

À l’échelle internationale, l’enjeu est différent. Coup sur coup, le CIO, l’UEFA, la Formule 1 (EN) ou encore la FIFA ont appelé à exclure la Russie du sport mondial.

La Russie s’est retrouvée isolée comme rarement un pays l’avait été dans l’histoire du sport moderne. Seules l’Afrique du Sud (1970–1991) et la Yougoslavie (1992–1994) l’avaient été par le passé, et il ne s’agissait pour ainsi dire pas de puissances sportives majeures. En effet, la Russie fait figure de ténor en matière de sport power. Elle est influente diplomatiquement, économiquement et structurellement. Dès lors, les conséquences d’une telle séparation sont majeures.

Pour le moment, le Kremlin semble naviguer à vue. Son soft power sportif oscille entre deux voies : édifier un nouveau modèle ou chercher à conserver le contact avec les fédérations sportives internationales. Illustration de la double pensée poutinienne, Oleg Matytsine a déclaré en moins de 24 heures, entre le 23 et le 24 mars, qu’il fallait développer le programme « Nous sommes ensemble : sport » dans la durée… tout en maintenant un canal diplomatique afin de construire des passerelles avec le mouvement sportif mondial. Cette hésitation est l’illustration d’une Russie entre deux mondes, dont l’avenir se joue actuellement.

Dans les paroles et dans les actes, l’option privilégiée par le pouvoir russe depuis le début de l’invasion semble être celle d’une nouvelle géopolitique du sport. Par l’intermédiaire des Jeux paralympiques russes parallèles à ceux de Pékin, les autorités souhaitaient montrer aux Occidentaux qu’ils pouvaient fonctionner sans eux grâce à leurs alliés, en l’occurrence l’Arménie, le Tadjikistan, le Kazakhstan et de la Biélorussie.

Mais les ambitions russes ne se limitent pas à ces quatre anciennes républiques soviétiques. Pour Matytsine, l’objectif est d’interpeller les autres pays membres de la CEI, ainsi que ceux des BRICS et de l’Organisation de coopération de Shanghai (EN) afin qu’ils soient parties prenantes de cette ambition. Ces trois organisations comptent plusieurs ténors du sport mondial, dont la Chine fait figure de fleuron. Si ce projet russe était couronné de succès, nous pourrions assister à la création d’un nouvel ordre mondial du sport destiné à concurrencer les institutions historiques du sport moderne telles que le CIO ou la FIFA.

Certaines rumeurs vont même plus loin. Ainsi, le milliardaire et homme d’affaires russe Roman Abramovitch, après avoir rompu avec le club londonien de Chelsea, songerait à créer prochainement une Ligue continentale de football, qui inclurait les meilleures équipes de Russie, de Chine, de Serbie, d’Israël, de Bulgarie, de Biélorussie, de Finlande et du Kazakhstan. Rapportée par le portail Inc-news, cette information n’est pour le moment pas confirmée par le principal intéressé. Néanmoins, les autorités russes y sont favorables.

En effet, cette ligue participerait à la création d’un microcosme sportif eurasiatique qui confirmerait le pivot vers l’Est (povorot na vostok) entamé dans les années 2000 et accéléré depuis 2014 et l’annexion de la Crimée. Cette rhétorique russe n’est pas nouvelle. Elle remonte au discours de Munich dans lequel en février 2007 Vladimir Poutine dénonçait l’unilatéralisme américain et appelait de ses vœux l’avènement d’un monde « polycentrique ».

Moscou a déjà essayé, sans grand succès

Par le passé, l’URSS avait déjà essayé, avec un succès très relatif, de créer des microcosmes sportifs parallèles à celui ordonné par l’Occident, par l’intermédiaire des Spartakiades et de l’Internationale rouge du sport (IRS) sous Staline puis, des décennies plus tard, des Jeux de l’Amitié pour pallier le boycott des JO de 1984 à Los Angeles.

Plus récemment, en 2008, la création de la Kontinental Hockey League -KHL (EN) à l’initiative de Moscou avait pour objectif éminemment géopolitique de refaire planer l’ombre russe sur l’espace post-soviétique et même au-delà. En effet, la KHL visait à réunir les meilleures équipes de hockey sur glace de l’ex-URSS, des anciens pays du Pacte de Varsovie, de Scandinavie et même d’Asie centrale et de Chine. Le vainqueur remporte la Coupe Gagarine, en référence à la conquête spatiale soviétique. Si la Croatie, la Lettonie l’Ukraine, la République tchèque, la Finlande ou encore la Chine ont intégré la compétition au fil des années, la guerre en Ukraine qui se déroule depuis 2014 a peu à peu incité les clubs étrangers la quitter. Il ne reste aujourd’hui que les clubs du Red Star Kunlun (Pékin), de Barys (Noursoultan) et du Dinamo Minsk (Minsk) à participer au championnat, pour 19 clubs russes.

Cette volonté d’expansion asymétrique de la part du Kremlin reflète le déséquilibre qui existe entre les ambitions russes et la réalité géopolitique d’un pays qui ne peut compter que sur quelques alliés. En outre, la puissance des institutions sportives internationales est telle qu’il apparaît illusoire de pouvoir les concurrencer sur leur terrain. Un pays comme la Chine, par exemple, devrait, pour entrer dans le nouveau système souhaité par Moscou, renoncer à une stratégie sportive qui court jusqu’en 2049, avec pour objectif final d’accueillir et de remporter une Coupe du monde de football afin de fêter le centenaire de l’instauration de la RPC. Risquerait-elle de se faire bannir de la FIFA pour satisfaire Vladimir Poutine ? C’est peu probable.

À la croisée des chemins, le sport russe semble plus que jamais naviguer à vue. Pour exister, il cherche des solutions géopolitiques. La résurrection du mythe du nouvel ordre mondial du sport s’apparente pour le moment à une ambition fantasmée, alors que les conséquences de la guerre en Ukraine sur les athlètes russes sont déjà bien réelles.

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